Deux étions et n'avions qu'un coeur

Publié le par Sarah Lama

 


« Quelquefois, il y a des sympathies si réelles que,

Se rencontrant pour la première fois,

On semble se retrouver. »

 

[Alfred de Musset]

 


La première fois qu'il posa les yeux sur elle, il se dit qu'il l'aimerait toute sa vie. Elle longeait cette plage de leurs souvenirs, vêtue d'une robe en lin gris perle qui tournoyait autour de ses mollets graciles. Ses longs cheveux sombres dansaient, folâtres, et voilaient ses grands yeux noirs. De loin, elle ressemblait à une minuscule étoile au milieu de l'univers, à peu près aussi insignifiante que grandiose. Il s'imagina l'odeur de son cou, la douceur de sa peau sous ses doigts, la courbe délicate de ses hanches. Des flashs d'elle et lui allongés l'un à côté de l'autre sur l'herbe drue d'un parc lui parvinrent en rafales, et il se voyait l'embrasser tout doucement sur les lèvres, l'attirer contre lui, sécher ses larmes du bout des doigts, lui parler pendant des heures à la nuit tombée, partager avec elle une cigarette en écoutant du jazz. L'attendre dans une pièce remplie de bougies. La demander en mariage, peut-être. L'aimer, surtout. Il eut réellement envie de faire toutes ces choses, rien qu'en apercevant sa silhouette floue, vacillante sous la brise. On pouvait appeler ça un « coup de foudre », si l'on croyait à ces bêtises. Il percevait plutôt cela comme étant la réunion de deux êtres qui s'étaient longtemps cherchés. Pour lui, c'était d'une évidence limpide. Il l'aimerait toute sa vie, peu importaient le parfum de sa chevelure ou sa façon de se vêtir. Il l'aimerait même s'il lui venait de porter un vieux jogging dépareillé, et il songea qu'il la trouverait sublime quoi qu'il arrive. Ce jour-là, il n'osa pas l'aborder. Il l'observa d'une distance commode, assis sur les vestiges d'un blockhaus. Il n'aurait pas su quoi lui dire, de toute manière. Et il n'y avait véritablement rien à dire. Il lui fallait juste recueillir au creux de ses mains la poussière de cet instant cosmique, qu'il comptait bien graver à tout jamais au fin fond de son âme. Ce fut le jour de la plus belle rencontre de son existence. Parfois, il est de ces individus qu'on entraperçoit parmi d'autres, mais qui nous apparaissent baignés d'une lumière différente, plus douce et à la fois plus vive. Ce fut l'impression exacte qu'elle lui donna. Elle irradiait, comme un astre dans l'obscurité. Une petite lueur gracieuse dans ses ténèbres, qui virevoltait et ne déclinait jamais. Un phare en pleine tempête, qui subissait les assauts des vagues, mais ne ployait pas. Qu'aurait-il pu dire qui ne gâchât pas ce moment parfait ? Non, il n'y avait rien à dire. Alors, il s'abandonna au silence. Il se perdit dans la contemplation de l'être le plus merveilleux qu'il lui ait été donné d'admirer. Elle marchait, d'un pas lent, mesuré. Ses pieds nus rencontrèrent l'eau glacée, et elle laissa échapper un rire de nervosité, qu'il ne perçut que difficilement. Son rire fut emporté par un souffle de vent, et disparut à jamais. Encore aujourd'hui, il songe qu'il n'a jamais entendu un son aussi beau de toute sa vie.


Ce jour-là, elle ne le vit pas. Elle ne le regarda pas. Elle ne pouvait pas même s'imaginer sa présence, si proche, si accessible, et les pensées qui lui traversaient dès lors l'esprit. Cependant, elle sentit un picotement sur sa peau, une lourdeur autour de ses épaules qu'elle ne s'explique toujours pas. Lui en rit en disant qu'elle fut écrasée par le poids de son amour. Elle ne rit pas, et le croit, assurément. Quoi qu'il en soit, ce jour-là, elle ne savait pas qu'il existait. Elle ne pensait pas à lui, mais à quelqu'un d'autre, qu'elle croyait aimer. Elle traînait le fardeau de sa solitude, et tout lui apparaissait terne, grisâtre. Elle ne le rencontra que deux mois plus tard, lors d'une soirée organisée par un ami commun. Elle croisa son regard à la dérobée, de l'autre extrémité de la pièce. Elle lui sourit timidement, et lui adressa un léger signe de la main. Elle ne comprit pas ce geste, mais l'accepta dans toute sa spontanéité. Elle n'avait jamais vu ce type de sa foutue vie, mais pourtant, il lui semblait qu'elle le connaissait depuis toujours. C'était tout à fait incompréhensible, inconcevable. Elle qui était habituellement si terre à terre, si fermée aux rencontres, elle ressentait le besoin d'être aux côtés d'un parfait inconnu. C'est alors que ledit inconnu traversa la pièce à grandes enjambées, se planta devant elle en se frottant nerveusement les mains, et prononça quelques mots dont elle ne saisit pas le sens. Elle fut captivée par sa voix, claire, presque enfantine, douce comme le sillon d'une plume sur sa peau. Elle aimait ses jolis yeux translucides qui la fixaient, transperçaient tout son être avec un mélange confus de force et de tendresse. L'attention qu'il lui portait la gêna de prime abord, puis elle s'en accommoda, le trouva charmant, et fut touchée de sa bonne volonté débordante. Presque brusquement, il lui prit la main, et un frisson parcourut son échine. A ce moment précis, elle se fit une réflexion surprenante : elle était tombée amoureuse de lui. En cet instant-même, elle l'aimait plus qu'elle n'avait jamais aimé quiconque. Elle n'avait pourtant rien d'une sentimentale, mais son instinct lui disait : « Fonce ! » . Elle se laissa entraîner docilement dans le jardin, parée d'un sourire idiot dont elle ne parvenait pas à se débarrasser.


Il ne l'avait pas oubliée durant ces deux derniers mois, bien au contraire. Elle avait été le seul objet de ses pensées, et lorsqu'il fermait les yeux, il voyait les contours de son visage, et cela le faisait immanquablement sourire. Ainsi, lorsqu'il l'avait croisée par hasard lors de cette soirée, il s'était senti à la fois enthousiaste et démuni. Mais elle lui avait adressé un sourire radieux, alors il s'était lancé, poussé par une fièvre inconnue. Dans le jardin, ils s'étaient faits face dans l'ombre. Ils ne voyaient que les traits indistincts de son visage, ses lèvres pâles, ses deux yeux qui brillaient comme deux grosses perles. De la main qu'il avait empoignée quelques minutes plus tôt émanait une douce tiédeur. Ils s'échangèrent leur prénom, murmurés à travers le silence opaque de la nuit. Puis, il fit un pas vers elle, la prit par les hanches, et la serra contre lui. Elle sentit son souffle chaud dans son cou, et ferma les yeux. Ce lien qui les unissait leur échappait totalement, mais ils étaient là tous les deux, et avaient le désir de faire durer cet instant pour toujours. D'un baiser, ils scellèrent une promesse : ils s'aimeraient, quoi qu'il arrive. Ensemble, ils passèrent des moments uniques, et empreints de bonheur. Ils passaient le plus clair de leur temps ensemble, riaient, s'étreignaient, discutaient pendant d'interminables heures, de tout et de rien, sans jamais se lasser. Parfois, ils s'assoupissaient en regardant l'océan, s'éveillaient en fin d'après-midi, et admiraient le coucher du soleil en se serrant l'un contre l'autre pour lutter contre la fraîcheur de l'air. Ils s'aimaient comme des enfants, avec insouciance et sérénité. Ils se promenaient main dans la main en souriant, et faisaient à leur tour sourire les passants. Ils s'allongeaient tête-bêche sur le lit de l'un ou de l'autre, et écoutaient de la musique classique pendant des après-midis entières. Leur amour paraissait sans accroc, jusqu'au jour où un caprice d'elle fit vaciller leur relation parfaite. Il la savait instable, triste de nature, et tâchait de ne jamais la froisser. Malgré tout, il lui arrivait de se montrer irritable, distante. Tant de moments où il lui était impossible de l'atteindre, de la rejoindre. Il la touchait, et elle demeurait immobile, comme s'il n'avait pas été là. Il lui parlait, et elle ne lui répondait que par quelques borborygmes, le regard fuyant. Elle était troublante, superbe de dédain. Il ne l'aimait pas moins lorsqu'elle agissait ainsi ; il ne l'en aimait que plus, et redoublait d'efforts. Mais plus ses efforts pour la reconquérir se faisaient nombreux, plus ils s'avéraient vains. Elle s'éloignait toujours plus de lui, jusqu'à n'être plus qu'un point invisible, une toute petite étoile dans l'univers. Les cicatrices sur ses bras se multipliaient et se creusaient ; il s'en inquiétait. Parfois, elle refusait de le voir, et passait ses journées à sangloter, perdue dans la blancheur immaculée de ses draps. Le fait était qu'elle souffrait de cet amour qui lui faisait peur, la terrifiait. Par conséquent, elle avait choisi de s’autodétruire, de détruire leur amour avec elle. Elle ne se nourrissait plus, ne sortait guère. Son emploi du temps se limitait à dormir et pleurer. Un jour, fatigué de son silence, il décida de mettre un terme à tout cela. « Je t'attendrai, tu le sais. Je t'attendrai aussi longtemps qu'il le faudra », furent ses derniers mots avant qu'il ne la quitte.


Ce temps passé loin d'elle lui était insupportable. Il ne pouvait s'empêcher de l'imaginer se morfondre, abandonnée à sa solitude glaciale. Et elle, pensait-elle à lui ? Avait-elle envie de le revoir ? Est-ce qu'il lui manquait, ne serait-ce qu'un peu ? Tant de questions qui demeureraient sans réponses, jetées négligemment dans l'infinité du ciel. Il ignorait combien de temps s'était écoulé depuis qu'il avait prononcé les mots fatidiques, mais cela lui paraissait être une éternité. Il voulait juste la prendre dans ses bras à nouveau, entendre son cœur battre sous sa poitrine. Combien de temps lui faudrait-il encore attendre avant de retrouver ce bonheur ? La simple idée qu'elle ait pu l'oublier, oublier leur histoire, l'assassinait un peu plus chaque jour. Elle était tout à fait capable de mettre ses sentiments de côté, et d'aller de l'avant, trop vite et sans réfléchir. Il ne la connaissait que trop bien. En outre, elle était trop orgueilleuse pour admettre qu'elle souffrait autant que lui. Elle préférait s'enfermer dans son mutisme, et se rendre de fait inaccessible. Dans ces moments-là, elle l'insupportait véritablement. Il ne la comprendrait jamais. Qui le pourrait ? Mais il voulait la sauver d'elle-même, il s'en croyait capable. Il voulait tant paraître détaché qu'il avait laissé leur amour lui filer entre les doigts. Dans la pièce à vivre, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il pleuvait à torrent dehors. La surface translucide lui renvoya son reflet après quelques secondes. Il se trouva pâle et infiniment triste. Il le déplora. Subitement, son visage se mua en un autre visage, le sien, à elle. Elle le considérait durement, puis ses lèvres s'étirèrent en un sourire lumineux. Réminiscence d'un passé plein de chaleur. Il frémit et battit des paupières. Le reflet s'était évanoui. Ses mains se refermèrent sur du vide. Un puissant sentiment de frustration l'envahit. Elle avait laissé un vide immense dans sa vie. Chaque seconde, chaque minute loin d'elle était un déchirement. Il ne pouvait pas surmonter ce manque. Tout du moins, il ne le pouvait plus. Il fendit le silence d'un long soupir douloureux, puis hurla son nom. A deux, trois reprises, peut-être. Il ne perçut que l'écho de sa propre voix en retour. Il eut envie de frapper quelque chose, de fondre en larmes. Tout son être bouillonnait de façon incontrôlable. Alors, il se précipita hors de chez lui, sans réfléchir. Il ne pensait qu'à elle. Comme toujours. Il se mit à courir, sans même savoir où il allait. L'eau s'abattait en trombes sur tout son corps, comme des lames de rasoir, et coulait dans son dos. Mais il ne sentait plus rien, il ne voyait plus rien. Tout se muait en une masse floue devant ses yeux. Il ne savait pas s'il avait froid, ou s'il était fatigué. Son corps n'était qu'un instinct, une pulsion. Au coin de la rue, il glissa, et chut dans une flaque boueuse. Il se releva presque immédiatement, comme par automatisme, et reprit sa course. Il courut un certain temps ainsi, et lorsqu'il prit enfin conscience du monde qui l'entourait, il était sur cette plage, la plage de leurs souvenirs. Les vagues se chevauchaient avec ardeur. La pluie s'était arrêtée. Et là, par une heureuse coïncidence, il retrouva la silhouette de son souvenir. Il se trouva incapable de mettre un pied devant l'autre pour la rejoindre. C'était toute l'ironie de leur histoire. Il n'avait jamais pu l'atteindre. Il prononça son nom, à nouveau, en veillant d'y détacher chaque syllabe. Cette fois-ci, elle l'entendit. Il fit violemment irruption dans sa réalité. Elle tourna la tête. Cette fois-ci, elle le vit, sur cette plage. Elle le regarda longuement, et elle sut qu'il existait. Alors, c'est elle qui fit un pas vers lui. En vérité, elle s'élança à sa rencontre, comme s'il en allait de sa survie. Il eut à peine le temps de s'en rendre compte, quand elle l'étreignit avec une brusquerie qu'il ne lui connaissait pas. « C'était là, n'est-ce pas ? La première fois que nous nous sommes rencontrés ... » Sa voix était douce, presque désolée. Il referma ses bras sur son corps frêle, et déposa un baiser sur sa chevelure humide. « Et maintenant, nous nous rencontrons à nouveau », répondit-il avec un sourire qu'il ne pouvait réprimer. Elle pensait avoir gâché leur histoire, mais il n'était pas dupe. Elle n'avait rien gâché. Elle lui avait donné un nouveau souffle, un nouveau sens. Ils se retrouvaient sur cette plage de leurs souvenirs, et ils en oubliaient leurs souffrances et leurs discordances. Ils se retrouvaient, et c'était comme s'ils se rencontraient pour la première fois. Leur cœur battait à l'unisson. Ils s'aimeraient, quoi qu'il arrive.

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