Les Prémices du Malheur

Publié le par Sarah Lama

 

 

« Tout art est autobiographique.

La perle est l'autobiographie de l'huître. »

 

[Federico Fellini]

 

 

On se demande souvent pourquoi les autobiographes se racontent avec une telle ferveur, comme s'ils cherchaient, malgré tout leur vécu apocalyptique, à se rapprocher plus que jamais de la vie, la vraie, celle qui, contre vents et marées, n'est la cause d'aucune douleur. Le fait est que la vie n'est jamais douce et tranquille, joyeuse et satisfaisante comme tout un chacun le désire secrètement, sans pour autant oser se l'avouer. Même dans la plus douce euphorie, il est fréquent d'entendre, venant percer la mélopée extatique, une voix rauque, rocailleuse, comme sortie tout droit d'une caverne sombre, nous susurrer à l'oreille : « Ton bonheur n'est qu'une illusion, tu le sais. » Oui, nous le savons tous. Chaque instant de joie camoufle une part d'ombre. Cette obscurité moite et intenable qui nous prend à la gorge et nous asphyxie et nous étrangle et nous torture, inexorablement. Pourquoi cette mystérieuse nostalgie ressurgit-elle toujours lorsque l'on se croit pleinement comblé ? Pourquoi l'être humain ne peut-il pas se satisfaire de ce qui se trouve à portée de main ? Car, en réalité, peut-être ne souhaite-il pas trouver le bonheur. Peut-être son unique quête est celle de ressasser ses mauvais souvenirs à l'infini, pour étendre la blessure qui enserre son cœur, le meurtrissant un peu plus au fil du temps, pour se faire du mal, inopinément. Se raconter, se partager, intervient alors dans ce long processus de mutilation comme une thérapie, un remède extraordinairement efficace, dissipant la grisaille qui entoure notre lumière. Voilà pourquoi l'on cherche à se dévoiler. On se dit que l'on n'est pas seul à porter un fardeau qui nous pèse, nous oppresse l'échine, nous écrase la colonne. Mais comment s'y prendre ? Me faudrait-il m'épancher sur la date précise de ma naissance ? Certainement un jour grisâtre et couvert, durant lequel la pluie n'eût cessé de déverser son courroux, et ce du matin au soir. A vrai dire, je l'ignore, et j'estime que cela n'a que peu d'importance. Je suis née à l'heure où le soleil achève sa course à l'horizon, un début de soirée a priori posé et sans histoire. J'ai poussé un premier cri difficile, m'étant abandonnée au sommeil sans en mesurer les conséquences. J'étais un nouveau-né endormi. Un nouveau-né qui, d'ores et déjà, avait peur du monde dans lequel il se trouvait soudainement jeté. Un nouveau-né qui préférait s'abandonner aux songes et aux rêveries, plutôt que d'affronter une réalité triste et un tantinet cruelle. Durant mon enfance, j'imposais ma fermeté de princesse capricieuse à mon entourage. Je tentais certainement de palier à mon inconcevable manque de confiance en moi. J'avais l'ambition que le monde entier se pliât à mes exigences. Mes prétendus amis, mes instituteurs, mes parents subissaient mes accès de colère et d'autosatisfaction redondants. Je savais ce que je voulais, et je le voulais vite ; tant qu'à vivre, je voulais vivre bien, vivre vraiment. Je m'emparais de ce que l'on m'offrait, si tant est que je le considérais digne de ma personne, car mon ego était certainement bien plus conséquent qu'il ne peut l'être dorénavant. J'étais une enfant vive, qui apprenait vite. J'avais souvent l'impression de tout comprendre, alors que la plupart du temps, le vrai sens des choses m'échappaient. Le sens de la vie devait également m'échapper. J'errais dans une bulle de bonheur factice. Je riais avec mes camarades à contre cœur, maudissant intérieurement leur infinie bêtise. Parfois, je me laissais aller. Je m'inventais des histoires épiques et merveilleuses, dans lesquelles les animaux parlaient, et les hommes s'aimaient les uns les autres. Je fomentais, au plus profond de moi-même, une utopie dont seuls les enfants ont le secret. J'avais le sentiment, en rentrant dans la petite maison familiale d'apparence chaleureuse, mais en réalité terriblement austère, que mes parents se trouvaient à des kilomètres de moi. Ils étaient là, tout en étant absents. Ils étaient tous deux l'origine de mon mal être, les prémices de mes tourments. Je portais en moi les stigmates du malheur. Daphné se donnait des allures de mère aimante ; quelle atroce et répugnante comédie … Au fond, peut-être avait-elle des prédispositions maternelles, je n'en savais rien, et je préférais éluder ce point. Pour dire vrai, elle rayonnait. Elle avait cette sorte d'aura sympathique et avenante qui fait que l'on aime quelqu'un dès le premier regard. Le monde aimait Daphné, et elle le lui rendait avec une grâce bouleversante. Elle était d'une bonté rare, envers moi comme envers les autres. Je pensais, un peu égoïstement, qu'elle se devait de m'aimer plus que les autres. Mais Daphné aimait chaque individu à parts égales, et je jalousais ces inconnus qui ne méritaient pas l'amour que ma mère aurait dû m'apporter. Pour attirer son attention, je redoublais d'efforts, m'essayais dans le domaine artistique, ou sportif, et bien souvent, je réussissais brillamment sans pour autant me démener. Alors, Daphné me regardait avec ses grands yeux faits de flammes, et me souriait avec innocence. J'avais le droit à une tape sur l'épaule, rien de plus. « C'est bien, c'est bien ... » J'attendais plus. Plus que cette reconnaissance à deux sous. Je voulais faire sa fierté, je voulais obtenir son amour. Mais je n'avais le droit qu'à des sourires inventés. Je la méprisais. En revanche, quand il m'arrivait d'échouer, elle fronçait les sourcils, sa voix se faisait menaçante, et son attitude toute entière la montrait prête à m'assassiner sous l'influence de la colère. Elle me voulait irréprochable, mais ne me soutenait guère. Je me sentais démunie. Je ne savais plus ce qui était bon, ou mauvais. Je perdais ma motivation, et développais une sorte de misanthropie détestable. J'entendais mes camarades sans les écouter. J'étais seule au milieu de la foule, et j'avais mal, et je pleurais tout mon soûl. Pour ce qui est de mon père, je n'ai jamais réellement cherché à le comprendre. L'homme taciturne se cachait derrière de grands airs d'homme d'affaires dédaigneux. Il m'offrait une multitude de cadeaux, en espérant gagner mon amour de la sorte. Mais la violence qui émanait de son être m'effrayait, et me faisait le fuir. Je craignais toujours de dire un mot de travers, et de voir son visage s'empourprer d'une façon presque indicible. Cela pouvait s'expliquer par son goût pour la boisson. En effet, il buvait beaucoup. Du vin et du whisky, principalement. J'imagine que cela devait être dû au stress de son travail. Un homme d'affaires est rarement ménagé, ou du moins, je tentais de m'en convaincre. Pire que tout, il avait l'alcool triste. Je le voyais souvent pleurer, assis à sa place habituelle, près de la fenêtre, contemplant la ville morne. Et j'entendais ses gémissements, des notes aiguës et implorantes, pathétiques, résonner à travers le salon. Je me souviens d'une soirée d'automne, où mon père était rentré du travail, plus démoralisé que jamais. Il avait bu, bu, bu encore, et ma mère avait tenté de le raisonner. Il s'était emporté. Les deux avaient hurlé comme jamais. Les assiettes s'étaient entrechoquées, puis écrasées sur les dalles de la cuisine. Moi, dans une pièce contiguë, je m'étais assise sur les marches de l'escalier. Je crois que je pleurais, je les implorais d'arrêter, de se calmer. Ils m'avaient vue, avaient échangé un regard compatissant, et m'avaient dit d'une seule voix : « Tout va bien, ma chérie, tu vois, nous arrêtons. » Ils s'étaient assis à leur tour, de part et d'autre de mon corps pris de spasmes, et m'avaient enlacée, avec une méchante tendresse. Je ne voulais pas de leur tendresse. Je voulais qu'ils soient comme les autres parents. Cependant, malgré leur promesse, Théodore et Daphné ne s'amélioraient pas. Ils continuaient de s'entredéchirer comme des bêtes sauvages. Théodore buvait plus que jamais, Daphné souriait pour masquer son affliction. Ils étaient perdus, tout comme moi à l'époque. Lorsqu'il m'arrivait de m'interposer entre eux, lors d'une joute particulièrement agressive, je récoltais souvent le fruit de leur violence exacerbée. Je décidais dès lors de ne plus réagir. Je m'enfermais dans un mutisme glacial. Je pleurais seule, les mains plaquées contre mes oreilles pour ne plus entendre la stridence de leurs cris. Je devenais une fillette translucide. Tout me traversait avec indifférence, plus rien ne m'atteignait. J'avais constamment peur, constamment froid. Je cherchais, malgré ma haine de tout, à recevoir un peu d'affection dans ce monde d'horreurs. Je m'attachais vite, et à n'importe qui. Je profitais de ce que l'on pouvait m'apporter, sans jamais faire de tri. Je récoltais l'amour, comme des milliers de gerbes de blé. J'avais faim d'amour, soif d'amour. Mais, malgré cela, je craignais l'amour. Je craignais bien plus la solitude. Tout comme, plus tard, je craindrai Constant. Tout comme, désormais, je crains Pierre-Côme.

Publié dans What Sarah Said

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