Mélopée d'un matin -comme les autres-

Publié le par Sarah Lama

 

 

 

 

 

« Nos automatismes, nos grilles de normalisation

Sont tels que chaque matin qui se lève

Est une leçon de courage. »

[Jean-Edern Hallier]

 

 

Ce matin, j'ouvre les yeux sur une réalité claire. Le réveil négligemment déposé sur la table de nuit indique six heures. Les premiers rayons du soleil naissant filtrent à travers les stores vénitiens couverts de poussière. Et malgré la chaleur de ce début d'été, un léger frisson vient me chatouiller l'épiderme. Frisson de manque, frisson d'absence. Frisson de solitude, peut-être. En effet, je suis seul, désespérément seul sous les draps immaculés. Ce matin, comme tous les autres, je suis seul.

 

Je rassemble des efforts gargantuesques afin de finalement parvenir à me tirer du lit. Je jette un regard éteint à ce qui m'entoure. Je ne vois qu'une chambre aux murs grisâtres plongée dans l'obscurité, et cela me rappelle malgré moi les ténèbres qui, chaque jour, engloutissent davantage mon âme. Je pousse la porte, me glisse dans le corridor désert qui s'étend à l'infini devant moi. Tant de portes à pousser, tant de possibilités, mais un seul choix possible, une seule destination. Un peu comme dans la vie. Je fais un pas hésitant. La semelle de ma pantoufle crisse contre le parquet jadis ciré, et le son résonne dans un écho glaçant. Cela fait des années que je vis en ermitage dans cet appartement vide, des années que j'ai retiré les cadres qui me souriaient sur les murs désormais vierges. Des années que je n'ai plus véritablement foi en quoi que ce soit. Ce matin, comme tous les autres, je ne crois pas en moi.

 

Je progresse en silence d'un pas emprunt de lassitude, courbé comme un roseau sous la brise. Une porte entrebaîllée semble m'appeler, je réponds à cet appel muet. Je débouche dans ce qui semble être la pièce à vivre, blanche et lumineuse. Je me sens comme un moine qui découvrirait son monastère, tout en sachant pertinemment que je connais ledit monastère par coeur. Rien d'exceptionnel a priori, rien d'autre qu'un amoncellement de mobilier bas de gamme, si ce n'est ce piano à queue Steinway & Sons qui semble avoir été modelé dans l'ivoire le plus étincelant. Rien ne change d'un jour à l'autre, tout se duplique à l'identique. Ce matin, comme tous les autres, tout se ressemble.

 

La cafetière de la veille m'attend sur la table de la salle à manger. Je verse le liquide mordoré dans une tasse en porcelaine de Chine. J'avale le breuvage sans plaisir aucun, et laisse une grimace encombrer mes traits. Le café est froid, trop amer, comme à l'accoutumé. Je passe une main anémiée dans mes cheveux, ou du moins ce qu'il m'en reste. Je les sens rêches et cassants. Alors, je fais l'effort de me déplacer jusqu'au miroir, un ancien miroir sali qui me renvoie une image indistincte. Je me ris de mon propre reflet, celui d'un homme quinquagénaire un peu bedonnant au regard terne. Ce matin, comme tous les autres, je ne me reconnais pas.

 

Je tâche de mettre un peu d'ordre à cette barbe drue qui a envahi la moitié de mon visage. Je constate alors fatalement qu'il ne me reste de ces années passées à ses côtés que mes quelques kilos en trop, témoignages de ces dîners garnis qu'elle se plaisait à préparer chaque soir. Je passe mon temps à flirter avec un fantôme. A la hâte, j'enfile un pull et un pardessus élimé. Je dois bien être le seul homme à porter ce genre de vêtements chauds en été, mais je crains toujours le froid depuis qu'elle n'est plus là. Je me précipite jusqu'au piano, laisse mes doigts parcourir librement le clavier. La musique est bien la seule chose en laquelle je trouve encore satisfaction, pensé-je tandis que les notes s'enfilaient telles des perles sur le fil d'un collier. Ce matin, comme tous les autres, la musique habite mon coeur.

 

Je regarde la grande horloge du salon à la dérobée. Sept heures dix. Le temps me glisse entre les doigts à une vitesse monstrueuse, tant et si bien que je me sens chaque jour un peu plus impuissant. Je suis cet homme à la dérive sur les flots impétueux du temps. Quoi qu'il en soit, je ne peux plus me permettre de soliloquer. Je pose sur mon crâne dégarni un vieux couvre-chef en feutre qui me vient de mon père défunt, traverse le hall d'entrée et quitte finalement l'appartement maudit. A peine sorti, le froid mordant m'assaille (dois-je rappeler que nous sommes en été ?) ; je me blottis davantage dans ce pardessus qui me pèse. Comme chaque matin, j'emprunte le même chemin, je croise les mêmes personnes. La boulangère engoncée dans sa blouse blanche, celle-là même qui arbore non sans fierté un grain de beauté semblable à un furoncle sur la joue droite. Le libraire du coin, qui se cache derrière sa barbe blanche et hirsute, et qui aurait sans doute besoin, lui aussi, d'être dépoussiéré. Le gendarme à l'allure altière et brave, qui pourtant, dans le dos de tous, s'enfile quelques goulées de gnole pour lutter contre le froid. La jolie épicière au sourire candide qui ne doit pas avoir la vingtaine, et qui se tresse toujours les cheveux de façon asymétrique. Tant de visages connus et reconnus sans lesquels ma journée serait sans doute bien différente. L'existence me paraît tellement prévisible que j'en suis fatigué. Et la fatigue me fatigue même davantage. Je sais avec certitude que je vais continuer mon chemin sans aucun obstacle, de la même démarche penaude, qu'on me saluera au coin de la rue avec une hypocrisie à laquelle je demeurerai sourd. « Bonjour, Monsieur Liot ! Belle journée, n'est-ce pas ? » Je me contenterai de grommeler et d'acquiescer d'un air entendu. "Belle journée", ils en ont de bonnes, parfois ... N'ont-ils pas remarqué que le ciel est aussi gris que leurs âmes ? Bref, je continuerai mon chemin en silence, la tête basse, dans l'espoir de ne croiser aucun regard. Bientôt, je verrai se dessiner au loin le toit sombre du Conservatoire. Je pénètrerai dans la bâtisse, je parcourrai son dédale de couloirs incongru, cherchant péniblement cette fameuse salle de spectacle qui m'est destinée. Je la trouverai après quelques minutes, je m'installerai face au piano et je laisserai la musique s'emparer de mon être. Et je serai libre. Et je serai bien.

 

Tout du moins, je pensais bêtement que tout se déroulerait à l'identique aujourd'hui encore. Cela était sans compter les caprices du destin qui mirent sur mon chemin une fort étrange créature. Tandis que je marchais sans un mot en direction du Conservatoire, mon pied buta contre un récipient de terre cuite. Ce genre d'imprévus ne s'était encore jamais manifesté dans ma sempiternelle petite routine. Alors, mon quotidien a basculé. J'ai baissé les yeux et j'ai constaté qu'une jeune fille, sembable à une pauvresse, vêtue de haillons, gisait à même le sol, une main fébrile tendue vers moi. J'en déduis sans grand mal qu'elle faisait l'aumône. Horrifié, je constatais qu'elle était plus pâle qu'un linge ; elle avait même l'air plus anémique que je ne pouvais l'être. L'espace d'un instant, elle me jeta un regard mort, glaçant. Une gêne immense s'empara de moi, et, un sourire crispé aux lèvres, tout en ôtant mon couvre-chef, je n'ai rien trouvé de mieux à dire que : « Bonjour, Mademoiselle ! Belle journée, n'est-ce pas ? »

 

Publié dans What Sarah Said

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S
<br /> as usual, i fucking love darling, keep writig :)<br /> and as usual : guess who am i !<br /> <br /> <br />
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