Notre pâle monotonie

Publié le par Sarah Lama

 

« Se repentir du passé,

S'ennuyer du présent,

Craindre l'avenir ;

Telle est la vie. »

[Ugo Foscolo] ~ Une Lettre


«
  Cher journal,

Les journées me paraissent de plus en plus courtes, et les nuits de plus en plus longues. J'erre tout le jour dans le manoir sans but précis, si ce n'est celui de lutter insatiablement contre l'ennui qui me guette. Maman s'enferme dans sa chambre et n'en sort pas, Papa ne dit plus un mot. L'atmosphère est glaciale dans le domicile familial, j'aimerais que tout redevienne comme avant, à l'époque où nous étions heureux, à l'époque où nous faisions semblant de l'être. Il manque une présence près de moi. Désormais, je me couche en sachant pertinemment qu'il ne dort plus dans la chambre jouxtant la mienne, mais loin, tellement loin d'ici. Je n'entends plus son souffle, je n'entends plus ses rires. Peut-être m'habituerai-je finalement à sa douloureuse absence, je ne sais pas, nous verrons bien. Quoi qu'il en soit, je continue de traîner mon affliction. Tous les soirs, je pleure. Je ne vais plus au lycée, j'ai trop peur de perdre la face. La seule chose qui semble capable de me calmer, c'est le vice. Je noie mon désespoir dans l'alcool, la cigarette et la drogue. Les bouteilles vides se sont amoncelées dans un coin de ma chambre, la cendre de cigarettes a recouvert les draps auparavant éclatants de mon lit. Je me sens las. Le téléphone sonne souvent ; je ne réponds plus. De toute manière, je n'ai plus de voix. Pas le courage de parler, pas la force. J'ai juste envie de dormir toute la journée pour compenser le vide qui s'est formé dans ma vie. Je suis encore fatigué à l'instant où j'écris maladroitement ces quelques lignes. Ma vue se brouille, j'ai mal aux doigts. Merde. Je vais me coucher.  


***

Cher journal,


Alors, c'est ça, d'atteindre ses limites ? C'est se sentir tellement con et tellement minable qu'on a qu'une envie, c'est de pleurer toutes les larmes possibles ? Se détester à un point tel qu'on pourrait en finir, là, maintenant ? Si je le voulais, j'aurais pu avaler les pillules de ma mère, les saupoudrer de cocaïne jusqu'à ne plus en sentir le goût, puis parachever le tout de cinq-cents centilitres de vodka pure, juste pour rigoler. J'aurais pu jouir de ce coktail plus qu'explosif, et crever la gueule béante, des étoiles dans les yeux et un sourire accroché aux lèvres. J'aurais pu, ouais. On pourrait refaire le monde au conditionnel, mais les pensées sont en général plus fortes que les actes. J'aurais pu faire ça, j'en aurais certainement été très heureux, mais je ne l'ai pas fait parce que je suis trop con. Trop lâche aussi, sûrement. Je me suis juste contenté de m'asseoir sur le bord de la fenêtre ouverte, et de fumer une clope, encore une. J'ai regardé la fumée évanescente s'évaporer vers le ciel sombre, et j'ai eu froid. Je n'ai pas songé à enfiler un pull. Je n'avais qu'une envie : choper la crève pour ne plus avoir à rendre de comptes à qui que ce soit. Le téléphone a encore sonné. Ça n'arrête pas. Cette fois-ci, j'ai voulu répondre, mais je ne l'ai pas retrouvé. Certainement enselevi sous la masse de détritus qui a élu domicile dans ma chambre. Je me laisse trop aller en ce moment, il faut que je me reprenne et vite. Je n'ai même plus de coke. Je vais passer un coup de fil à Louis, demain. Il aura peut-être même un peu d'herbe pour moi. Ce n'est qu'un misérable petit dealer. Mais je suis plus misérable que lui.


***


Je n'écrirai plus "Cher journal" ; j'en ai plus qu'assez de ces formules de circonstance qui me pourrissent la vie, et qui ne servent qu'aux culs serrés soucieux de leur image et bien trop esthète. J'ai cessé d'aimer ce qui est beau depuis que j'ai découvert combien l'âme humaine est noire. La laideur fait partie de mon quotidien, bien plus que la beauté. J'exècre la beauté.

 

Je me remets petit à petit. J'ai l'impression d'aller mieux. Je fume moins, je bois moins, j'ai jeté la coke. La nuit dernière, des garçons sont venus à la maison, et je me sens bien maintenant. On s'est amusés, j'ai oublié mes soucis l'espace d'un instant. J'ai retrouvé mon téléphone portable. Elle m'a appelé des milliers de fois, m'a laissé des messages bourrés de bons sentiments et d'inquiétude. Elle a déversé des flots de paroles : elle m'a demandé comment j'allais, si je voulais qu'elle passe me voir, si mes parents tenaient le coup, si j'avais besoin d'aide, si j'avais pensé à en finir, si ... Et tout ça en seulement deux minutes chrono. Qu'est-ce qu'elle peut être lyrique quand elle s'y met. Je lui ai dit que je n'avais pas envie de la voir, pas pour l'instant, que la voir aggraverait certainement les choses. Je lui ai dit que j'étais touché par tout ce qu'elle avait fait et faisait pour moi. Elle a eu l'air rassurée, m'a remercié comme si je venais de lui sauver la vie, et m'a envoyé des baisers de l'autre bout du fil. A bien y réfléchir, elle est un peu comme mon salut, mon dernier lien à la réalité. Peut-être que, finalement, j'aimerais bien la voir, fumer un joint en regardant le ciel, allongé à côté d'elle dans l'herbe, quelque part sous un saule dans la campagne. Mais, en attendant, je me contente de me rouler dans mes draps, la tête sous l'oreiller, et je m'évertue à ne penser à rien. Je passe des CDs de hard rock, ça me détend et me vide l'esprit. Les paroles sont peu profondes, l'instrumental est brutal et simpliste. Je m'y plonge, et ça fait du bien.


***

Hier, je me suis réveillé au beau milieu de la nuit. Il faisait sombre, j'avais comme des papillons enflammés dans l'estomac. J'ai ouvert les yeux, j'ai vu des visages brouillés se dessiner devant moi. J'ai entendu des voix venues de nulle part. C'était une sensation étrange, un peu comme l'euphorie qui s'empare de nous après avoir fumé une roulée, mais tout en sachant que l'on est parfaitement conscient. Je crois juste que je suis en train de me débarasser de mes angoisses, j'ai passé le cap. Je respire de nouveau la vie comme avant. Même si je me sens seul, je suis vivant. Vivant, et je compte bien en jouir, en jouir également pour lui, qui ne le peut plus.

 

Je suis enfin sorti. Je suis passé sous l'arche de la cour, un parfum enivrant de fleurs m'est monté au nez. Il faisait beau, et je crevais de chaud dans mon gros pull. Je suais, mais bon sang, qu'est-ce que j'étais heureux ! C'était comme une renaissance, la redécouverte de mes sens. J'ai couru à en perdre haleine jusqu'au lac, couru comme si ma vie en dépendait, et je me suis senti revivre, là, à cet instant précis. J'ai regardé les nénuphars flotter sur l'eau paisiblement, j'ai écouté le chant des oiseaux. Douce liberté ... Et là, je l'ai vue, debout à quelques mètres de moi, admirant son reflet qui brillait dans l'onde lisse. Ses cheveux bruns lui caressaient la nuque. Sa silhouette sculptée n'avait pas changé d'un pouce. Elle portait une robe blanche qui laissait deviner ses courbes, elle était pieds nus, et me tournait le dos. J'ai prononcé son nom, très distinctement, il me semble. Elle s'est retournée. J'ai vu son visage rayonnant, elle était encore plus belle que dans mes souvenirs. Elle m'a souri. Putain, ce sourire ... Il n'y a qu'elle pour sourire de cette façon. Je me suis élancé vers elle. Ma délivrance. Je l'ai prise dans mes bras, comme si c'était la première fois. Elle sentait bon le miel et le jasmin. J'ai caressé ses cheveux. Elle m'a dit qu'elle m'aimait, puis elle a ri, ingénue, comme toujours. Alors, je l'ai embrassée. Non pas parce que je l'aimais, mais parce que je le voulais.

La vie, c'est con, quand même. Mais qu'est-ce que ça peut être beau ...  »


Extraits du journal de Constant.

 



Publié dans What Sarah Said

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
<br /> putaaaaain mon commentaire s est supprime comme nos photos !!!!!!<br /> <br /> je disais en gros que comme tes articles précedant comme le prologue de ton roman et le chapitre 1 que j ai trouve en fouinant sur ton pc, j'adore, de plus en plus<br /> <br /> ps : si tu creves happé par ton lit je finirais comme constant<br /> <br /> <br />
Répondre
T
<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> Waouh, changement de style et de support radical réussi. Tu t'es mis dans la peau de Constant de façon tellement claire, tellement limpide qu'il est dur de déceler le vrai du faux. Comme toujours<br /> la musique qui accompagne ton oeuvre, que dis-je ton chef d'oeuvre, est magnifique; malheureusement, il n'est pas assez long pour combler la profondeur du texte.<br /> Celui-ci est la suite digne du précédent et je recommence à te remercier niaisement de l'avoir écrit. Tu as su parfaitement te glisser dans ma peau du personnage et décrire ses états d'âme. La<br /> seule question qui me reste est quand arrêteras-tu de priver le grand public de ton immense talent ?<br /> <br /> Joyeusement tienne.<br /> <br /> <br />
Répondre